La circulation méridienne océanique est-elle aussi stable qu’on le pensait ?

Tous les modèles climatiques prévoyant dans le futur une augmentation des précipitations et de la fonte de la calotte Groenlandaise, quel impact cet apport d’eau douce dans l’Atlantique Nord subpolaire va-t-il réellement avoir sur la circulation méridienne moyenne (MOC) ? Pour répondre à cette question, une équipe internationale -impliquant des chercheurs du LGGE et du LEGI- réunie au sein du consortium DRAKKAR, a effectué un travail sans précédent en réalisant un ensemble de quatre simulations de l’océan global à très haute résolution spatiale. Leurs résultats, qui sont en accord avec les estimations basées sur les observations et ré-analyses océaniques, suggèrent que la MOC pourrait ralentir brutalement et non pas de manière progressive comme le prévoient les simulations climatiques. Il semble donc que les prévisions du climat futur pourraient être notablement différentes si leurs composantes océaniques avaient une résolution spatiale plus fine.

Une des composantes essentielles du climat terrestre est la circulation méridienne moyenne (MOC, pour Meridional overturning circulation), encore appelée circulation thermohaline. La MOC contribue à transporter les eaux chaudes de surface de l’océan Atlantique des tropiques vers le pôle Nord, sous l’effet notamment du contraste de température des eaux de surface de cet océan (l’eau de surface étant plus chaude à l’équateur qu’aux pôles). Là, elles se mélangent avec les eaux froides environnantes, lesquelles circulent, en profondeur, de l’Atlantique Nord vers l’équateur et les autres bassins océaniques. Une des caractéristiques majeures de la MOC est la densification des masses d’eau de surface dans l’Atlantique Nord subpolaire, qui se produit par refroidissement (lorsque les eaux de surface sont plus chaudes que l’atmosphère en hiver) et par mélange convectif, la MOC étant d’autant plus forte que ces masses eaux sont denses, et inversement.

Les fluctuations de la MOC intéressent beaucoup les scientifiques car elles pourraient avoir provoqué dans le passé des alternances climatiques, la MOC était forte (un état dit "on") durant les périodes tempérées et faible (un état dit "off") durant les périodes glaciaires, en particulier pendant les 30 000 dernières années. Ces fluctuations sont liées aux variations de salinité des eaux de surface de l’Atlantique Nord : un surplus d’eau douce allège les masses d’eau en surface et stabilise la stratification des eaux, ce qui diminue la formation d’eau dense et ralentit la MOC (et inversement). Ce ralentissement est-il progressif ? Cela dépend si la MOC se trouve dans le régime mono-stable "on" ou dans le régime dit bi-stable, dans lequel les deux états de la MOC coexistent statistiquement.
En effet, lorsque la MOC est dans le régime bi-stable, elle transporte, au niveau où l’Atlantique rejoint l’océan Austral à 30°S, de l’eau plus salée que la moyenne mondiale vers le nord et de l’eau moins salée que la moyenne mondiale vers le sud, le bilan net étant donc un transport d’eau douce vers le sud. Si un ralentissement de la MOC survient, ces deux transports diminuent, contribuant à augmenter la quantité d’eau douce dans l’Atlantique Nord et donc à accentuer le ralentissement de la MOC. On parle de boucle de rétroaction positive, une condition qui rend possible un changement brutal de la MOC. À l’inverse, si la MOC est dans un régime mono-stable, le transport net d’eau douce dans l’Atlantique Sud est orienté vers le nord et la boucle de rétroaction est négative ce qui a tendance à stabiliser la MOC.

Toutes les simulations du climat futur réalisées avec différents modèles (GIEC 2007) prévoient une augmentation des précipitations et de la fonte de la calotte Groenlandaise, c’est-à-dire un apport d’eau douce dans l’Atlantique Nord subpolaire. Quasi toutes prévoient dans la foulée un ralentissement progressif de la MOC dans les 10 à 50 prochaines années (une seule prévoie une MOC constante), mais aucune ne prévoie de changement abrupt de la MOC dans le siècle à venir, un résultat cohérent avec le fait que dans la plupart de ces modèles, la MOC est dans le régime mono-stable "on".
Or, les estimations basées sur les quelques observations disponibles ainsi que les ré-analyses océaniques [1] suggèrent que la MOC actuelle est dans le régime bi-stable. Alors, qu’en est-il vraiment du régime de stabilité actuel de la MOC ?

Pour notamment tenter de répondre à cette question, une équipe internationale [2] a réalisé, dans le cadre du consortium DRAKKAR [3], quatre simulations de l’océan global, forcées par des ré-analyses atmosphériques, à l’aide de la plateforme de modélisation haute résolution NEMO [4], dont la maille élémentaire de 1/12° (soit moins de 10 km) permet de reproduire la dynamique des tourbillons océaniques, ce que les modèles à maille plus large comme les modèles climatiques ne peuvent faire. C’est la première fois qu’un travail de si grande ampleur était accompli.

Distribution moyenne en salinité et position des branches supérieure et inférieure de la MOC dans l’Atlantique Sud.
La branche supérieure (flèche rouge) transporte vers le nord des masses d’eau subtropicale salée (en vert) et de l’eau Antarctique intermédiaire moins salée (en violet). La branche inférieure transporte vers le sud de l’eau Antarctique intermédiaire et de l’eau formée en Atlantique Nord (en blanc, proche de la salinité moyenne mondiale 35.0 psu).

L’analyse de chacune de ces 4 simulations indique que la MOC exporte de l’eau douce vers le sud, ce qui implique qu’elle est dans le régime bi-stable, un résultat qui est en accord avec les observations et les ré-analyses océaniques et qui rend possible un changement abrupt de la MOC dans le futur.

Le fait que ces 4 simulations indépendantes [5] aient fourni des résultats semblables a permis aux chercheurs de confirmer la robustesse de ces résultats, et ce malgré les incertitudes sur les conditions atmosphériques (en particulier l’évaporation et les précipitations) et sur les paramètres du modèle d’océan (viscosité, friction latérale, diffusivité…).
Par ailleurs, les chercheurs ont également réalisé deux simulations jumelles de plus basse résolution spatiale (1/4°) (même modèle avec adaptation de certains paramètres au changement de résolution) dont l’analyse montre qu’elles sont moins réalistes : elles reproduisent mal les courants de bord ouest (comme le Gulf Stream) qui jouent un rôle clé pour la MOC et elles ne simulent pas explicitement les tourbillons océaniques. Il en résulte des biais moyens sur la structure verticale et l’intensité de la MOC, qui réduisent le transport net d’eau douce vers le sud (à 30°S) par la MOC et ainsi amplifient la stabilité de la MOC.

Ces premières simulations à haute résolution ont permis aux chercheurs de confirmer que la MOC est d’autant mieux simulée que la maille du modèle océanique utilisé est fine et de montrer que les modèles climatiques pourraient de ce fait surestimer la stabilité de la MOC actuelle et donc du climat futur.
En conséquence, les scientifiques du projet DRAKKAR soulignent la nécessité d’augmenter la résolution des composantes océaniques des modèles climatiques. Ils insistent également sur le besoin d’acquérir plus d’observations directes de la circulation dans l’Atlantique Sud, pour mieux valider les simulations des modèles d’océan et du climat.

Référence
Oceanic hindcast simulations at high resolution suggest that the Atlantic MOC is bistable, Julie Deshayes, Anne-Marie Tréguier, Bernard Barnier, Albanne Lecointre, Julien Le Sommer, Jean-Marc Molines, Thierry Penduff, Romain Bourdallé-Badie, Yann Drillet, Gilles Garric, Rachid Benshila, Gurvan Madec, Arne Biastoch, Claus Böning, Markus Scheinert, Andrew Coward, Joël Hirschi. Geophysical Research Letters, 28 juin 2013. DOI : 10.1002/grl.50534.

Contact scientifique local Bernard Barnier, LGGE-OSUG : bernard.barnier legi.grenoble-inp.fr | 04.76.82.50.66

Cette actualité est également relayée par
 l’Institut National des Sciences de l’Univers du CNRS - INSU

[1Une ré-analyse océanique consiste à injecter les observations historiques dans un modèle océanique afin de reconstruire l’ensemble de l’historique de l’océan global.

[2Partenaires : Laboratoire de Physique des Océans (LPO/IUEM, CNRS / IRD / Ifremer / UBO), Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement (LGGE/OSUG, CNRS / UJF), Laboratoire des Ecoulements Géophysiques et Industriels (LEGI/OSUG, Grenoble INP / CNRS / UJF), MERCATOR Océan, Laboratoire d’océanographie et du climat : expérimentations et approches numériques (LOCEAN/IPSL, UPMC / CNRS / IRD / MNHN), GEOMAR Helmholtz-Zentrum für Ozeanforschung Kiel (Germany) et National oceanography centre (Southampton, UK)

[3DRAKKAR est une coordination européenne des efforts de modélisation réaliste de l’océan global avec le système NEMO. En France, DRAKKAR est soutenu par le CNRS-INSU, Mercator Océan, le CNES, Ifremer et GENCI (les simulations françaises de ce travail ont été réalisées au CINES).

[4NEMO est une plateforme de modélisation des océans, soutenue par le CNRS, Mercator Océan et des partenaires européens.

[5Ces simulations différaient par les conditions atmosphériques et/ou les paramètres du modèle utilisés.

Mis à jour le 17 octobre 2013