Cybele : les images d’astrophysique dans l’imaginaire collectif

Article publié sur EchoSciences Grenoble le 16 juin 2015 par Marion Sabourdy

Focus sur le passionnant projet de recherche Cybele, mené par le GRESEC et l’IPAG sur la construction des images d’objets astrophysiques dans l’imaginaire collectif.

« L’astronomie est la discipline scientifique la plus représentée dans les médias audiovisuels, devant la robotique et la biologie » [1] indique Jean-Stéphane Carnel, enseignant-chercheur au Groupe de Recherche Sur les Enjeux de la Communication (GRESEC) lors d’une journée d’étude à ce sujet, en novembre dernier. Donnée quelques jours après la « campagne médiatique » autour de la mission Rosetta [2], cette information confirme l’intérêt du public pour les sciences de l’univers. Si je vous dis « astro », il vous vient forcément une image en tête : photos du sol martien prises par le rover Curiosity, d’aurores polaires prises par votre cousin lors d’un voyage en Norvège ou encore couverture de votre dernier livre de science-fiction… [3]

Face à ce constat, Jean-Stéphane Carnel et ses collègues du GRESEC (Caroline Djambian, Benoit Lafon et Laurie Schmitt) se sont associés aux chercheurs de l’Institut de Planétologie et d’Astrophysique de Grenoble (IPAG) (Mathieu Barthelemy et Lydie Bonal) pour lancer le projet de recherche Cybele [4], dont le nom fait référence à la déesse d’origine phrygienne des savoirs cachés. Les buts de ce projet : questionner le statut des images scientifiques et étudier leur construction dans l’imaginaire collectif.

Une représentation de comète datant de 1401

Habitué à travailler sur les images télévisées et leur archivage, Jean-Stéphane a souhaité se pencher sur l’archivage d’images d’astrophysique, « des objets aux traitements complexes  » selon lui. Pour commencer, les chercheurs de ces deux équipes venant de disciplines très éloignées (sciences de l’information et de la communication d’une part, sciences de l’univers de l’autre) ont appris à se connaitre et à parler le même langage. « Au début du projet, nous avons dû nous « éduquer » les uns les autres, sur le vocabulaire et la manière de travailler, sourit Lydie Bonal, chercheuse en planétologie à l’IPAG, cela nous a fait réellement prendre conscience qu’une image est porteuse d’informations ». Jean-Stéphane poursuit : « Il a d’ailleurs fallu définir le terme « image » qui n’est pas forcément partagé ».

Plongée dans les bases de données

Lydie et Jean-Stéphane ont débuté leur travail avec la base de données d’images spectrales GhoSST (« Spectroscopie et Thermodynamique des solides en Planétologie et Astrophysique »), utilisée à l’Observatoire des Sciences de l’Univers de Grenoble (OSUG) pour stocker des informations sur des « données d’observations spectroscopiques des surfaces et atmosphères (aérosols, nuages, poussières, etc.) des planètes [dont la] Terre et des autres objets du système solaire (satellites, astéroïdes, comètes, etc.) ainsi que des grains stellaires, issues des missions spatiales [et] d’observations avec les télescopes au sol ».

« Ces images ne sont pas forcément des photographies : elles peuvent être des données numériques rendues sous forme schématique » précise Jean-Stéphane. Les chercheurs ont étudié le « cycle de vie » de ces images, depuis leur captation (à l’aide d’instruments variés), leur sélection et retraitement en laboratoire, leur utilisation par les chercheurs et leur stockage – ou non – au sein de bases de données centralisées (comme GhoSST) ou non (disques durs des chercheurs). « Nous avons remarqué avec étonnement que ces images subissaient un traitement systématique, que ce soit lors de la prise de vue avec des filtres ou des calibrages précis ou ensuite dans le laboratoire, par le chercheur, pour faire mieux apparaître son objet d’étude, voire encore par le chargé de communication du laboratoire, en vue de transmettre une « belle » image aux journalistes et au public ».

Exemple d’une image stockée dans la base de données GhoSST
(ici, le spectre de la réflexion bidirectionnelle au proche infra-rouge de grains de smectite)

Par ailleurs, les chercheurs ont questionné le mode de stockage de ces images. Souvent, les personnes qui gèrent les bases de données d’images ne sont pas conscientes de ces traitements successifs et doivent procéder à un « travail laborieux de numérisation et d’ajout de métadonnées pour décrire les images ». En complément de l’étude de GhoSST, Jean-Stéphane et Lydie ont étudié la base de données des images du CNRS (CNRS Images) et constaté la difficulté, pour les personnes qui s’en occupent, d’avoir accès aux données brutes. « Les gestionnaires de CNRS Images n’ont pas le temps de récupérer toutes les images des chercheurs du CNRS. Ils se rabattent souvent sur les images fournies avec les communiqués de presse ou vont eux-mêmes en produire dans les laboratoires ».

La résonance médiatique des images d’astro

En parallèle, les chercheurs se sont interrogés sur les notions de représentation et d’imaginaire collectif concernant les sciences de l’univers. Ils ont choisi trois objets ou phénomènes très connus, en lien avec les thématiques de recherche des membres de l’IPAG : les aurores polaires, très esthétiques, fascinantes et relativement facile d’accès ; les comètes qui suscitent des réflexions sur les origines de la vie, la religion ou la fin de l’humanité ; les exoplanètes très représentées au cinéma et dans la littérature.

Les chercheurs ont étudié les représentations de ces objets ou phénomènes sur différents supports : les vidéos d’amateurs représentant des aurores polaires postées sur Youtube, les journaux télévisés évoquant les comètes de Halley (1986) et Churyumov-Gerasimenko (2014) et des articles sur les exoplanètes publiés dans Science et Vie depuis 1991.

Du côté des aurores polaires, Laurie Schmitt du GRESEC et Mathieu Bartelemy de l’IPAG ont analysé 63 vidéos postées sur Youtube par des agences de voyage, des touristes ou des photographes, « parfois des amateurs éclairés, proches de la science comme des doctorants, des techniciens ou des ingénieurs mais jamais par des scientifiques, absents de cette plateforme dans le cadre de leurs recherches ». Laurie Schmitt indique que ces vidéastes ont un souci d’esthétisme et une volonté de rendre les aurores spectaculaires, en augmentant l’intensité des couleurs et en ajoutant de la musique. « Mais pour des scientifiques, le critère d’une aurore spectaculaire sera son étendue, plutôt que ses couleurs » précise Mathieu Bartelemy.

En étudiant les journaux télévisés de 1986 et 2014, Jean-Stéphane et Lydie ont souhaité vérifier si le discours des médias au sujet des comètes avait changé en presque 30 ans. « On ne retrouve plus de discours alarmiste comme en 1986 – catastrophe sociale, fin des dinosaures - mais les médias ont finalement parlé peu de sciences, préférant évoquer la comète dont le contraste des images a été retravaillé pour la mettre en valeur » [5]. Images s’accompagnant d’un discours au sujet du commencement du monde (formation des planètes, origine de l’eau et de la vie sur Terre), d’une mise en récit (feuilleton, suspens, anthropomorphisme de la sonde Rosetta, métaphore de la naissance, analogie avec le premier pas de l’Homme sur la Lune, etc.).

Très représentées dans la littérature de science-fiction depuis les années 1950, les exoplanètes ne sont apparues dans la presse que depuis leur détection scientifique, dans les années 1990 et sont souvent représentées depuis par des vues d’artistes. « Les journalistes ont commencé par les nommer « planètes hors du système solaire », puis « planètes extra-solaires » puis « exoplanètes », indique Benoît Lafon, du GRESEC, on note trois thèmes récurrents dans les articles de Science et Vie que j’ai étudiés : l’exploration (dispositifs d’exploration, méthode de recherche…), l’explication (modélisation…) et les extrapolations (questions non résolues, nouvelles hypothèses…) ». Benoît Lafon insiste sur la mise en récit de ces objets par les chercheurs et les journalistes.

Jean-Stéphane revient sur ce souci de créer et diffuser de « belles images » auprès du public : « est-ce que celui-ci est réellement demandeur ou le scientifique le croit-il ? Je suis assez amusé par la représentation que les chercheurs et les chargés de communication des laboratoires ont du public. Mais c’est tout un écosystème qui porte cela. Les journalistes par exemple, sont à la fois à l’origine et dupés par le mythe de la vérité. Ils créent des répertoires visuels sur lesquels le public s’appuie ».

Une plateforme interactive originale

Pour résumer ces recherches et aller plus loin, les chercheurs ont fait appel aux étudiants du Master Audiovisuel et Médias Numériques de l’Université Stendhal de Grenoble [6] afin de créer une plateforme interactive dédiée au projet. Accompagnés par Eleonor Gilbert, Franck Grimonpont et Stéphane Koeberlé les étudiants ont réalisé une douzaine de films, d’interviews et de captations sonores et ont collecté des photos et articles, qu’ils ont rassemblés et mis en forme de manière originale.

Pour avoir accès au contenu, l’internaute est invité à créer une combinaison à la manière du Cryptex, entre un objet céleste (exoplanète, comète, aurore), un thème (art, cinéma, grand public, média, science) et un type de média (texte, image, vidéo, son). Chaque combinaison donnant accès à un ou plusieurs contenus. Les étudiants ont notamment travaillé sur l’articulation entre discours médiatique et scientifique, par exemple en filmant une rencontre entre l’astrophysicien Xavier Delfosse et un infographiste chargé de représenter une exoplanète. Les étudiants ont également filmé des élèves de CE2 en train de dessiner des comètes.

La plateforme Cybele
Pour accéder à la plateforme, cliquez sur l’image ci-dessus :

 

Pour les prochains mois, une suite est prévue à ce projet de recherche, même si la forme n’est pas encore définie. « Nous souhaitons travailler sur les trous noirs, comme celui qu’on voit dans le film Interstellar, ainsi que sur les sciences participatives » conclut Jean-Stéphane.

Crédits : Abel de Burgos (Flickr, licence cc), Augsburger Wunderzeichenbuch, Folio 52 (Comet mit einem grosen Schwantz, 1401) (Wikimedia commons), Base de données GhoSST, clement127 (Flickr, licence cc), Science & Vie, Cybele

 

[1L’étude, réalisée à partir des bases de données de l’INA, montre que les sciences de l’univers représentent 18% des sujets scientifiques traités dans les JT de 20h de France 2 en 2013 (contre 14% pour la robotique et 8% pour la biologie / médecine)

[2A ce sujet, lire « Au détour d’une comète : la mission Rosetta avec Wlodek Kofman » et le compte-rendu de l’événement à la mairie de Grenoble : « Atterrissage de Philae : l’enthousiasme des citoyens et chercheurs grenoblois »

[4Cybele est né dans le cadre d’un projet Peps (Projets Exploratoires Premier Soutien), co-financé par le CNRS et la COMUE de Grenoble Alpes

[5La quasi-totalité de la lumière incidente étant absorbée par la comète, les spectateurs ne devraient voir qu’une boule noire

[6Pour la création vidéo : Hugo Barbier, Pauline Cornillet, Tiffany Denié, Alix Faucher, Baptiste Mellet, Aliénor Patoux, Juliette Phelippeau, Julie Vanpoucke, Léa Viardot. Pour la conception multimédia : Mélisande Bazin, Perrine Chaissac, Charlotte Da Mota, Kilian Dropsy, Sarah El Jamri, Sidonie Joubert, Maxime Lebranchu, Fanny Lenuzza, Anaïs Ventre

Mis à jour le 8 juillet 2021