Comment relier résistance mécanique et taille ? Retour sur l’un des plus anciens problèmes de mécanique

Les grandes structures rompent sous l’effet de contraintes mécaniques proportionnellement plus faibles que les plus petites : il s’agit de l’un des plus anciens et des plus cruciaux problèmes de mécanique. Un article publié dans les Proceedings of the National Academy of Science (PNAS), impliquant des chercheurs du LGGE et de l’ISTerre, montre que la théorie communément admise pour expliquer ce phénomène ne s’appliquait pas aux matériaux hétérogènes comme les roches, la glace, les bétons ou les milieux granulaires, sollicités sous compression. Ils proposent des lois qui reproduisent les données expérimentales obtenues sur ces matériaux ou milieux désordonnés, et prévoient une saturation de ces effets dus à la taille au-delà du mètre. Ces travaux pourraient trouver des applications dans la conception d’ouvrages, la géotechnique ou la géophysique.

Vers la fin du XVème siècle, Léonard de Vinci réalise des expériences de rupture de fils de fer de longueur variable mais de même diamètre, et constate que plus le fil est long, plus la charge nécessaire pour le rompre en traction est faible. La première explication de ce phénomène surprenant, car en désaccord avec les principes classiques de mécanique, sera conceptualisée deux siècles plus tard par Edmé Mariotte à travers la théorie du maillon le plus faible : plus longue sera la « chaine », plus forte sera la probabilité de trouver un « maillon faible » dont la rupture conditionnera la rupture de l’ensemble. Ce concept, de nature statistique, sans conteste valable pour des objets (théoriques) unidimensionnels et donc applicable aux fils, sera formalisé en 1939 par le statisticien Waloddi Weibull, et utilisé depuis sans modification notable pour le dimensionnement de pièces, de structures ou d’ouvrages. Cette théorie repose toutefois sur des hypothèses fortes comme l’absence d’interactions mécaniques entre les « maillons » de la chaine, ou une fragilité extrême, au sens où l’initiation d’une fissure dans le matériau mènera immédiatement à la ruine de la structure.

Microphotographie d’une lame mince
de granite prise sous lumière polarisée.
L’échantillon de granite a été rompu sous compression avec confinement. L’axe de compression est horizontal. On distingue au centre la zone de cisaillement, ou faille, constituée par la jonction de nombreuses micro-fractures et dont la formation a déclenché la rupture macroscopique. Ce mécanisme de formation des failles par interaction entre microfractures est à l’origine des effets d’échelle sur la résistance mécanique sous compression.
© Anne-Marie Boullier / ISTerre

Dans cette étude, l’équipe comprenant notamment des chercheurs du LGGE et de l’ISTerre a démontré que ces hypothèses ne sont plus raisonnables dans le cas des matériaux hétérogènes lorsqu’ils sont sollicités sous compression. Dans ces cas de figure, la rupture finale résulte d’un processus complexe faisant intervenir de nombreuses micro-fractures interagissant entre elles pour former une « faille » qui sera à l’origine de la rupture.

Ces chercheurs proposent alors d’interpréter la rupture comme un changement de phase entre un état intact et un état rompu. Ils établissent une analogie formelle avec la transition dite « de dépiégeage » [1], intensivement explorée du point de vue théorique en physique statistique au cours de la dernière décennie. Ils en déduisent ainsi des lois exprimant l’évolution de la résistance mécanique moyenne en fonction de la taille de la structure ainsi que sur la variabilité statistique associée. Ces formules sont basées sur des principes théoriques mais elles permettent d’expliquer de façon quantitative et précise de très nombreux résultats expérimentaux antérieurs obtenus sur divers matériaux qui n’avaient jusqu’à présent trouvé aucune explication physique satisfaisante. Elles permettent en particulier d’expliquer le fait que ces effets d’échelle disparaissent au-delà d’une certaine taille. Ainsi, dans le cas des roches naturelles, le désordre microstructural initial (joints de grain, porosités, microfissures préexistantes,..) n’a plus d’influence sur la résistance mécanique pour des dimensions de l’ordre du mètre et au-delà, et les effets d’échelle deviennent indétectables. Ceci est fondamental lorsqu’il s’agit d’extrapoler des données d’expériences de laboratoire à des situations réelles à grande échelle.

Contact scientifique local  
 Jérôme Weiss, LGGE jerome.weiss |a| ujf-grenoble.fr +33 (0)4 76 82 42 71  

Cette actualité est également relayée par
 l’Institut des Sciences de l’Ingénierie et des Systèmes du CNRS - INSIS
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Référence
(Finite) statistical size effects on compressive strength, Jérôme Weiss1, Lucas Girard2, Florent Gimbert34, David Amitrano4 and Damien Vandembroucq5, Proceedings of the National Academy of Science (PNAS), avril 2014. Lire l’article
1 Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l’Environnement (LGGE), UMR5183, Grenoble, France
2 Laboratoire des sciences cryosphériques, Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, Lausanne, Switzerland
3Division of Geological and Planetary Sciences, California Institute of Technology, Pasadena, Etats-Unis
4 Institut des Sciences de la Terre (ISTerre), UMR5275, Grenoble, France
5 Laboratoire Physique et Mécanique des Milieux Hétérogènes, UMR 7636, Paris, France

[1Cette transition de dépiégeage résulte de l’interaction entre une « membrane » élastique et un désordre microstructural constituant des obstacles à la propagation de celle-ci lorsqu’on cherche à la mouvoir. Si la pression exercée sur la membrane est trop faible, elle restera piégée par les défauts, mais pourra s’échapper au-delà d’une certaine pression critique (la contrainte à rupture dans le problème considéré ici) dépendant de la nature du désordre et de la taille de la membrane.

Mis à jour le 13 mai 2014